Disparition de Pierre Toubert (1932-2025)

Ancien membre de l’École française de Rome (1958-1961)

Pierre Toubert a témoigné de son séjour à l’École française de Rome dans le documentaire réalisé en 2018, réunissant quelques souvenirs d’anciens membres.

 

Le 5 juin 2025, Pierre Toubert s’est éteint à l’âge de 92 ans à son domicile parisien. Les études médiévales perdent en lui l’un de ses plus grands noms et l’École française de Rome l’un de ses membres qui aura le plus contribué à sa réputation scientifique.

Natif d’Alger, Pierre Toubert fit ses études au lycée Thiers de Marseille avant d’entrer en 1952 à l’École normale supérieure et d’obtenir l’agrégation. Il s’en revint en 1958 sur les rives de la Méditerranée pour intégrer l’École française de Rome et y mener des travaux d’histoire rurale, en rupture avec une tradition d’étude focalisée sur les villes. Sa réflexion, formée à la lecture de Marc Bloch, de Georges Duby, mais aussi des géographes, s’enrichit alors d’échanges avec Giovanni Tabacco et Cinzio Violante et ses travaux évoluèrent vers cette « histoire totale » à même « de comprendre les liaisons existant à un moment donné entre toutes les composantes structurales d’une société » et qui ne saurait être réalisée qu’en réduisant les dimensions du terrain d’enquête. La démarche s’incarna en 1973 dans sa magistrale synthèse sur le Latium (Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle [Rome, BEFAR, 2 vol., 1973]) qui, « primo studio organico di una regione italiana » (G. Tabacco), proposait une interprétation originale des dynamiques d’organisation d’un espace rural méditerranéen, ou, pour le dire comme Michel Lauwers, de la « spatialisation des rapports sociaux ».

L’ouvrage, dont la parution a pu être qualifiée de « ciclone » par Paolo Delogu, imposa rapidement, avec l’incastellamento, un modèle interprétatif clef de l’évolution des rapports entre pouvoirs, sociétés et structures territoriales lors de la phase de transition qui porta de l’Italie carolingienne à celle du Moyen âge central. Le processus de réorganisation de l’espace latiale autour de sites fortifiés de hauteur à l’initiative des seigneurs – et les « nouvelles sujétions » qui en découlèrent – que décrivit Pierre Toubert servit ainsi de cadre théorique à de nombreuses enquêtes ultérieures. Il contribua notablement non seulement à l’étude d’un féodalisme désenclavé des régions entre Loire et Rhin (Structures féodales et féodalisme dans l'Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècles). Bilan et perspectives de recherches, Rome, 1980 [Publications de l'École française de Rome, 44]), mais également, à partir des années 80, au développement de l’archéologie médiévale italienne, française et espagnole et au dialogue interdisciplinaire dont témoignent les huit volumes du projet Castrum qu’il co-dirigea (1983-2008), l’archéologie fournissant pour Pierre Toubert des documents qui ne se distinguent des documents écrits que par leurs méthodologies de critique spécifiques.

De retour à Paris, Pierre Toubert enseigna à l’École pratique des hautes études, avant de rejoindre en 1973 l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Durant plus de trente ans, son séminaire hebdomadaire, marqué au double sceau de l’érudition – « probité de l’histoire » – et de l’humour, favorisa la réalisation d’un ensemble de « grandes monographies régionales », un temps la marque de fabrique des études médiévales à l’École française de Rome, les noms de divers historiens français devenant ainsi indissociables de certaines régions italiennes (la Lombardie de François Menant ; les Abruzzes de Laurent Feller ; la Sabine d’Étienne Hubert ; la Pouille de Jean-Marie Martin ; la Toscane arétine de Jean-Pierre Delumeau, etc.). Son magistère sur les études médiévales françaises l’amena également à assumer la direction des revues Le Moyen Age et le Journal des savants. L’importance de ses travaux lui valut d’être élu en 1986 à l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, avant d’entrer six ans plus tard au Collège de France où, succédant à Georges Duby, il occupa jusqu’en 2003 la chaire « Histoire de l’Occident méditerranéen au Moyen Âge ». L’Italie lui ouvrit également les portes de ses institutions les plus prestigieuses, Accademia dei Lincei, Accademia delle Scienze dell’Istituto di Bologna, Accademia Pontaniana, Accademia delle Scienze di Torino.

Pierre Toubert sut tout au long de sa longue carrière renouveler les questionnements qu’il adressait aux sources, portant son attention vers l’histoire de la famille, des frontières, le rôle de la monnaie ou l’ecclésiologie, n’hésitant pas à s’aventurer par-delà cette Europe de la première croissance dont il contribua tant à éclairer les réalités. Cette énergie et cette curiosité l’amenèrent sans doute à incarner au mieux cet ogre avide de l’œuvre humaine dont Marc Bloch faisait l’image idéale de l’historien dans son Apologie pour l’histoire.

 

Nul doute que les éloges se multiplieront dans les jours et les années à venir. Mais d’ores et déjà le monde académique italien lui aura offert le plus beau des hommages en forgeant l’adjectif « toubertiano » dont l’usage courant reflète l’empreinte que ce grand maître de l’histoire médiévale aura laissé sur notre discipline.

Musa vetat mori

 

Photographie : Pierre Toubert au sein de la promotion 1960-1961 (archives de l'École française de Rome) 

Categories Anciens membres L'EFR Presse
Published on 06/20/2025 - Last update on 06/20/2025
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